Le mot #59 : Troll

par Pierre Mamolo | le 16 juin 2017

« Don’t feed the trolls ». Cette injonction qui pourrait être le panneau d’avertissement d’un parc cryptozoologique revêt aujourd’hui un caractère très étrangement politique. Car oui, le troll est maintenant un activiste, un militant qui défend à tout va – et surtout à coup de mauvaise foi – la personnalité, le parti ou l’État pour lequel il s’est engagé sur Internet et les réseaux sociaux. Mais comment est-on passé d’un monstre gigantesque et recouvert de poils à des réseaux d’internautes politisés ? Rembobinons un petit peu tout cela et retraçons rapidement l’histoire de ce mot qui va nous mener de la mythologie scandinave à l’élection de Donald Trump.

On voit apparaître le nom troll pour la première fois en 1220 en vieux norrois, la langue scandinave médiévale, dans l’Edda de Snorri, recueil de poésie qui présente la mythologie nordique. Le troll est alors assez simplement un être surnaturel aux pouvoirs magiques plus ou moins néfastes, et n’a pas réellement de caractéristiques physiques, même s’il est parfois associé aux Jötnar, les Géants personnifiant les forces de la nature.

La forme qu’on lui connaît aujourd’hui va se fixer à partir du XIXème et du XXème siècle, à la suite de la redécouverte de la mythologie nordique qui va servir le nationalisme romantique scandinave. Si Der Ring des Nibelungen de Wagner est un parfait exemple musical de cette tendance, ce sont les illustrateurs de contes qui vont véhiculer l’image du troll gigantesque, à l’instar du norvégien Theodor Kittelsen et du suédois John Bauer.

 

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Forest Troll, illustration de Theodor Kittelsen, 1906.

Mais celui qui va définitivement faire du troll le monstre qu’il est aujourd’hui dans l’imaginaire collectif, c’est le fameux John Ronald Reuel Tolkien et son Seigneur des Anneaux sorti en 1954. Il devient alors une figure iconique des univers de fantasy en tout genre, de Donjons & Dragons à Warhammer en passant par la bande-dessinée française Lanfeust de Troy.

Mais cette gloire geek ne nous éclaire toujours pas sur la raison pour laquelle le troll s’est vu dédié cette année un dossier entier dans un journal comme Le Monde. Plutôt que de voir là le signe d’un revirement nerd du quotidien français, il faut se pencher sur l’autre troll, celui qui ne fleurit pas dans l’imagination des romanciers et gamers, mais plutôt sur les forums internet et les espaces commentaires des médias.

Le troll désigne à la base, en argot Internet, une personne qui cherche à créer une polémique dans le seul but de s’amuser, en utilisant des arguments polémiques et fallacieux, tout en recourant un peu trop facilement à l’insulte. Celui-là voit son origine dans une toute autre étymologie : to troll, est le verbe anglais qui signifie « pêcher à la traîne ». Il vient lui-même de l’ancien français troller, c’est-à-dire chasser sans piste, qui remonte, non pas au vieux norrois, mais au latin, avec tragula, un filet servant de piège. La technique de pêche à la traîne est une image parfaite pour le troll, puisqu’elle consiste à laisser traîner (justement) des lignes jusqu’à ce qu’un poisson morde. C’est ce que fait le troll avec ses attaques laissées en commentaires, destinées à attraper le chaland sur les réseaux sociaux.

C’est là qu’intervient toute la savoureuse chimie de la langue, puisque le verbe d’origine latine rejoint le monstre scandinave pour donner le troll internet, celui qu’il ne faut justement pas nourrir en tentant de lui répondre, car c’est tout ce qu’il demande.

Trollface

La « trollface », visage censée apparaître lorsque le troll révèle son imposture à sa victime, afin de le faire enrager plus encore.

Mais à ce moment-là le troll est plus ou moins inoffensif. Il s’agit juste d’un passe-temps, d’un phénomène internet qui consiste à énerver les autres internautes dans le seul but de s’amuser. Si un tel humour peut sembler douteux, il reste toutefois clair qu’on ne désigne alors pas encore par le terme de troll quelqu’un qui chercherait à réellement promouvoir des idées ou à nuire à quelqu’un par Internet (s’ils font du mal à quelqu’un, c’est tout au plus aux modérateurs et autres community manager).

C’est dans le courant des années 2010 et notamment avec la montée de ce que les médias appellent la fachosphère que les trolls sont devenus politiques. Désignant autrefois des personnes se situant entre le narcissisme et le nihilisme, ils deviennent dès lors des militants qui insultent, harcèlent et menacent dans le but de discréditer les adversaires de leurs mentors politiques, et de répandre dès qu’ils le peuvent les informations qui sont favorables à leurs idées sur les réseaux sociaux, que celles-ci soient vraies ou non (bienvenue dans l’ère de la post-vérité !). L’autoproclamée Trump’s Troll Army a par exemple été très active sur 4chan, Reddit et Twitter durant l’élection américaine, afin de faire pencher la balance en leur faveur.

Le troll scandinave avait beau être maléfique, il semblerait finalement bien plus inoffensif que ces nouveaux trolls.

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